En souvenir de Nawal El Saadawi, médecin et psychiatre, femme de lettres égyptienne prolixe, nous vous proposons une interview datant de août 2008.
Rencontrez cette femme qui a marqué de sa plume le 20ème siècle et entaillé le 21ème avec la même verve, le même enthousiasme révolutionnaire !
BELGI: Lorsque tu as quitté l’Égypte, après la Foire Internationale du Livre du Caire, en 2007, tu as eu de sérieux ennuis avec les autorités égyptiennes ? Puisque tu as dû faire face à plusieurs procès t’accusant d’ « apostasie» ?
NAWAL: En fait, bien avant que ne débute la Foire du Livre du Caire, en janvier 2007 ; j’avais été invitée à Rotterdam et à Bruxelles pour participer à des conférences internationales.
J’avais déjà mes billets d’avion en poche. Et c’est la publication de ma pièce de théâtre « Dieu à démissionné lors de la réunion au Sommet » qui a provoqué un tollé…
J’ai quitté le Caire le 4 février 2007 pour me rendre en Hollande puis en Belgique. Et c’est lors de mon séjour à Bruxelles que j’ai appris qu’Al Azhar (2) avait envoyé un « mémo » au procureur général pour me faire un procès et me faire condamner pour « hérésie »
Le quotidien belge « Le Soir » m’avait interviewé à Bruxelles et à partir de là, les infos en Égypte ont été transformées et on a dit Nawal s’est enfui, etc.…
BELGI: Peut-on revenir à la Foire du Livre du Caire 2007 et sur le « tapage » autour de ta pièce de théâtre : « Dieu a démissionné lors de la réunion au sommet » ?
NAWAL: La pièce a été saisie immédiatement et Madbouli mon éditeur égyptien, a dû détruire tous les exemplaires.
Lors de cet évènement, 5 livres au total, ont été censurés : les trois parties de mon autobiographie* ainsi que « La chute de l’Imam » publié par ma maison d’édition à Beyrouth, n’ont pu passer la frontière…
BELGI: Et depuis, y a t- il des nouvelles concernant ton dernier procès ?
NAWAL: J’ai gagné !
BELGI: Tu n’as donc plus d’autres procès en perspective ?
NAWAL: Pour « Dieu a démissionné… » j’ai eu gain de cause… Parce que le juge avait l’esprit ouvert. De toute manière, j’ai gagné ce procès pour diverses raisons, politiques, diplomatiques… Si l’Égypte m’avait condamnée, cela aurait nuit à la réputation du pays !
Mais l’important c’est que les juges ont fait une déclaration, stipulant que « la liberté de pensée devait être respectée ».
BELGI: Tu n’auras plus de problème dans ton pays ?
NAWAL: J’ai gagné ! Et c’est très bien. Ils n’ont pas pu me retirer ma nationalité et je peux circuler et voyager en Égypte à n’importe quel moment.
Mais cela ne veut pas dire pour autant que mes problèmes sont finis.
Mon éditeur égyptien a déclaré qu’il a dû détruire « Dieu a démissionné …» et « La chute de l’Imam ». Donc, je ne prévois pas que tout sera calme.
BELGI: Ta dernière pièce de théâtre a été traduite en français et en anglais ?
NAWAL: En effet, « Dieu a démissionné… » a été traduite à Bruxelles, en français par le Centre Culturel Arabe. Et mon éditeur londonien Saqi va publier en anglais mes 2 pièces de théâtre d’ici 2009.
BELGI: Et « Isis », ton autre pièce de théâtre, a été publiée en 2007, chez nous, en français par les Editions Lansman.
NAWAL: En effet…. Lors de la cérémonie de DHC(5) de l’ULB et la VUB à Bruxelles en novembre 2007, l’Université Libre de Bruxelles m ‘a fait un très beau cadeau, en faisant jouer en français, de très larges extraits de cette pièce, par les étudiants de la section des Arts Dramatiques et du Conservatoire.
BELGI: Tu enseignes dans une université à Atlanta un cours qui s’intitule : « Création et Dissidence ». Quel lien, fais-tu entre les deux ?
NAWAL: Bien, si tu vis dans la jungle- comme dans notre monde – je dirai que nous vivons dans un monde que j’appellerais : «système- post-moderne-esclavagiste »
Une jungle, dans laquelle un pouvoir militaire, nucléaire ou un pays comme les États-unis, doté de missiles, peut détruire un pays comme l’Irak. Un pays comme Israël, peut envahir la Palestine grâce à sa force de frappe militaire. On peut donc dire qu’on vit dans une jungle. C’est la loi du plus fort !
Si tu vis dans la jungle ; il n’y a pas de lois. La Cour Internationale de Justice, ne peut pas condamner Georges Bush ou l’État d’Israël et donc, dans un système si injuste, tu ne peux être « créatif » que si tu es « dissident »
La dissidence est nécessaire dans une société injuste. Mais dans un système juste, équitable où il y une égalité entre les peuples, pas de racisme, pas de classe, pas de sexisme…Si les gens sont égaux et vivent en harmonie et en paix, nul besoin d’être dissident.
BELGI: C’est pourquoi, tu enseignes la dissidence aux États-unis ?
NAWAL: Oh non ! Je peux enseigner la dissidence n’importe où !
Car tous les pays, tous les gouvernements sont injustes. Pas seulement les États-unis, la Belgique ou l’Égypte. Ce sont tous des gouvernements « capitalistes, patriarcaux… »
Bien sûr, ils diffèrent un peu les uns des autres et cela en fonction de la résistance de leur population, face à la guerre, l’impérialisme, le capitalisme, le racisme, le sexisme etc…
BELGI: Il y a quelques années, un éditeur new-yorkais a déclaré que la langue arabe était une langue de « controverse », qu’en penses-tu ?
NAWAL: A ceux qui affirment que l’arabe est une langue de controverse, moi je réponds : et le français alors ? Le chinois, le japonais ? Toutes les langues étrangères sont alors controversables, difficiles, complexes. Mais pour moi, l’arabe- ma langue maternelle- est très facile, elle coule de source, de l’eau, de la musique ! La langue arabe est « Musique » dans mon corps, dans mon esprit, dans mon cœur.
Alors ceux qui affirment cela, à propos de l’arabe, sont des étrangers qui ne connaissent pas la langue…
BELGI: Tahar Ben Jelloun et Amin Maalouf, auteurs de grande renommée n’écrivent pas dans leur langue maternelle… Tu n’as jamais été tentée d’écrire un roman, directement en anglais ?
NAWAL: Non, un roman, je ne peux pas…
Des essais scientifiques, des études, pas de problèmes ! Mais pour un roman ou une nouvelle, je ne peux l’écrire qu’en arabe ; parce qu’il faut aller puiser au plus profond de son « psychique », de son enfance, de sa vie…
Maalouf et les autres vivent en France et pas dans le monde arabe.
BELGI: Lorsque l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, a reçu en 1988 le Prix Nobel de littérature, le monde « occidental » s’est intéressé à la littérature arabe…
NAWAL: Dire que l’Occident s’est intéressé à la littérature arabe après la consécration de Naguib Mahfouz est vraiment un argument fallacieux, alimenté par des critiques littéraires masculins. Et cela surtout en Égypte.
Ils disent : « Oh pauvres écrivains arabes, vous n’étiez absolument pas connus du tout avant ; mais depuis Mahfouz…. »
C’est erroné ! Mes livres étaient déjà traduits bien avant….
Lorsqu’il a reçu le Prix Nobel, j’ai reçu de nombreux coups de téléphone me demandant : « C’est qui Naguib Mahfouz » ?
BELGI: Oui, mais cette reconnaissance internationale, nous a permis ici, en Belgique, de le découvrir et il a été traduit dans le monde entier.
NAWAL: Mais je dois corriger « l’Histoire »…Car « l’Histoire des femmes » est ignorée par les hommes. Les écrivaines sont ignorées par les critiques arabes masculins. Et moi, je suis une écrivaine, non seulement ignorée par ces « critiques mâles », mais également, attaquée par eux ! Certaines femmes également glorifient uniquement le Prix Nobel, mais je dois corriger cela pour être honnête avec mon histoire personnelle….
BELGI: Tu t’es surtout fait connaître à l’étranger, lors de la parution en anglais et plus tard, en français de ton essai : la « Face cachée d’Eve » où tu dénonce entre autres, à travers ton propre vécu, les mutilations génitales féminines, l’injustice subie par les femmes dans le monde arabe….
Oui, en effet, il a d’abord été traduit en anglais, au début des années 80 et publié par les Editions Zed Books ensuite à Paris par les Editions Des Femmes. D’ailleurs, lors de la première version anglaise, mon livre s’intitulait : « The naked face of Eve » (La face nue d’Eve) mais par la suite c’est devenu « The hidden face of Eve » (La face cachée d’Eve). Mais avant cela, j’en avais écrit beaucoup d’autres (bien avant qu’on ne parle du Prix Nobel de Naguib Mahfouz …(rires) Et je n’ai cessé d’écrire depuis…
BELGI: Parlons de tes écrits, tes romans et tes œuvres non romanesques…
NAWAL : J’ai écrit plus de 40 ouvrages et je suis traduite dans plus de 30 langues différentes. La plupart de mes œuvres sont connues en anglais et j’ai beaucoup de lecteurs dans les pays anglophones mais je suis aussi traduite en français, espagnol, italien, néerlandais, hébreux, turque, finlandais, japonais…enfin un peu partout dans le monde.
BELGI : Serais-tu plus célèbre à l’extérieur du « monde arabe » ?
NAWAL : Oh non ! Je suis encore plus connue en Egypte et dans le Monde Arabe. Lors de la Foire du Livre du Caire en 2007, mon éditeur égyptien Madbouli a réédité tous mes écrits (45 en tout) et durant toute sa vie, il n’a cessé de me publier. Et mes livres circulent partout en Egypte. Si les gens ne lisaient pas mes livres, pourquoi les réimprimer ? Les gens lisent les livres.
BELGI : Depuis ton départ de l’Egypte en février 2007, tu as bien travaillé et une jolie surprise, nous attend à Bruxelles, puisque tu va publier pour la première fois, en langue française, ta dernière œuvre ?
NAWAL : Je suis vraiment triste, car d’habitude, je publie d’abord dans ma langue maternelle. J’écris toujours en arabe d’abord et mes œuvres sont traduites ensuite. Mais c’est dû à des circonstances très particulières…
BELGI : Tu peux nous en dire plus concernant ce nouveau roman?
NAWAL : C’est un secret, les gens doivent le lire…
BELGI : Oui, mais, en Belgique, « on » attend avec impatience la sortie de ce « Roman Volé ». Il y a un peu, comme une légende qui rôde autour de ce dernier-né ?
NAWAL : Ah… Ce jour noir* est gravé dans ma mémoire… Dans le train qui me ramenait de Rotterdam à Bruxelles, des voleurs m’ont arraché les sacs qui contenaient mon dernier roman ainsi que toutes mes économies…
On a lancé un appel à la radio pour demander aux voleurs de me rendre mon manuscrit, les journaux ont relayé mon message, mais en vain…
Et c’est là que j’ai été en contact avec l’éditeur belge Luc Pire, qui m’a proposé de
publier ce roman volé, d’où le titre que j’ai toujours gardé en mémoire…
BELGI : La sortie de ce dernier livre : « Zina ou le Roman Volé » est prévue avant la fin de l’année 2008 ; mais s’agit-il du même récit que celui qui s’est volatilisé dans le train ?
NAWAL : Non, ce roman là, au bout de 18mois, s’est complètement transformé…
BELGI : C’est qui Zina ?
NAWAL : L’héroïne Zina, est une enfant d’Egypte, géniale et illégitime.
Sa mère, une critique littéraire distinguée a abandonnée son enfant dans la rue… Zina deviendra une artiste, musicienne accomplie et devra se battre pour survivre dans sa situation précaire….
Mais là, je ne t’en dit pas plus !
BELGI : Zina cela signifie quelque chose en arabe ?
NAWAL : Zina a un double sens en arabe.
Cela peut être : la beauté mais cela peut-être aussi « des choses moins belles » la fornication, le pêché, le sexe en dehors du mariage… (Ha ! Ha !)
BELGI : Les enfants illégitimes, c’est une cause pour laquelle tu t’es beaucoup battue ces dernières années ?
NAWAL : Depuis 2 ou 3 ans le gouvernement égyptien est en train de changer la loi du « droit des enfants » pour éliminer le « stigmate des enfants illégitimes ». Ils sont plus de deux millions en Egypte. L’enfant illégitime peut maintenant prendre le nom de sa mère et obtenir un certificat de naissance. Avant cela, il était considéré comme un parias et n’avait aucun droit. De nombreux fondamentalistes prétendent que ce changement dans la législation en faveur des enfants illégitimes est une mauvaise influence de Nawal El Saadawi. Bien sûr le gouvernement égyptien ne veut pas admettre cela, mais moi je suis très fière d’avoir contribué à ce changement.
BELGI : C’est un « scoop », il paraît que tu vas signer ton dernier livre avec le nom de ta mère.
NAWAL : En effet, je signerai mon œuvre, en ajoutant le nom de ma mère : Zayneb à côté de celui de mon père El Sayed.
NAWAL ZAYNEB EL SAYED !
El Sadawi étant le nom de mon grand-père qui est mort bien avant que je ne naisse.
Il s’est contenté de mettre son nom sur mes livres ! (Ha ! Ha !)
BELGI : Pourquoi avoir attendu si longtemps pour signer de cette façon-là ?
NAWAL : Ma vie a toujours été une lutte… Si j’avais signé mes livres avec le nom de ma mère, jamais je n’aurais été publiée. Et si je critique Dieu ou le président, je ne suis pas publiée….
Pourtant lors de la parution de mon premier livre, je l’ai dédié à ma mère. A l’époque, j’avais écrit : « à Zayneb Choukri, la grande femme qui vécut et mourut pour moi… »
Quand j’étais écolière et que je signais sur mon cahier, avec le nom de ma mère ; l’institutrice le rayait, tout de suite.
Souviens-toi, l’année passée, tous les ennuis que Mona Helmi, ma fille, a eu avec les autorités*judiciaires après avoir signé un article en ajoutant mon nom auprès du sien, dans le magazine Rose El Youssef.
BELGI : Parmi tous tes écrits, peux-tu me donner ton top 5 ?
NAWAL : Ah, c’est difficile….
Bien sûr, mon dernier-né : Zina ou le Roman Volé.
Ensuite El Riwaya* qui a été publié au Liban en 2005 et qui devrait bientôt paraître en anglais et en espagnol.
Puis les 3 tomes de mon autobiographie…
BELGI : Bon c’est déjà un total de cinq !
NAWAL : Pourquoi pas sept (ha ! ha !) ?
Ajoute « La chute de l’Imam » et « Ferdaous, une voix en enfer »
BELGI : Nawal, pour conclure cet entretien, aujourd’hui quel serait ton souhait le plus cher ?
NAWAL : Continuer à écrire.
Mon rêve c’est de vivre dans un monde où je peux écrire tout ce que je veux.